J’avais déjà lu « Comment je suis devenu stupide », en 2001, quand il est sorti. Je l’ai beaucoup conseillé, je l’ai beaucoup offert. J’en ai reparlé dernièrement, à plusieurs personnes, dans de multiples occasions… et puis j’ai eu envie de le relire… et, du coup, de vous en parler.
C’est toujours risqué de relire un livre, surtout un livre qu’on a beaucoup aimé. Surtout quand c’était il y a plus de 20 ans. Et là, c’était d’autant plus risqué que non seulement, je l’avais beaucoup aimé, mais je m’étais aussi fortement identifié à Antoine, le héros de cette histoire. Le relire en 2023 revenait à ce que mon moi de quarante ans et quelques aille questionner mon moi de vingt ans et quelques, à ce que mon moi de vingt ans et quelques vient juger le quadra qu’il est devenu.
Je vous fais le pitch du livre… et je vous dit ce qu’il en est. C’est l’histoire d’Antoine. Antoine a 25 ans, il est cultivé, fin et bardé de diplômes aussi exotiques qu’inutiles… mais l’intelligence ne fait pas le bonheur. Loin de le rendre heureux, son sens aigu de l’observation et sa fâcheuse tendance à l’analyse ont fait son malheur. Il se demande si une bonne dose de stupidité ne l’aiderait pas. Il s’essaie à l’alcoolisme mais échoue lamentablement. Il tente de se suicider mais n’y parvient pas non plus. Il s’essaie alors aux antidépresseurs. L’Heurozac doit lui permettre d’abandonner ses livres pour accueillir une télévision bien plus reposante, d’ingurgiter des Big Mac sans se poser plus de questions, de s’enrichir en boursicotant, de s’offrir un loft branché et une grosse voiture sans culpabiliser. Bref, Antoine le rêveur veut devenir normal. Se lobotomiser pour se sentir apaisé.
« Comment je suis devenu stupide » est un roman absurde souvent, cynique, ironique, sarcastique évidemment, mais surtout extrêmement drôle. C’est surtout un roman qui questionne. En tout cas, un roman qui me questionne. Il me questionnait voici 20 ans… et me questionne toujours.
Je ne voudrais pas vous inquiéter, alors laissez-moi vous expliquer.
Au début du roman, Antoine s’interroge sur son sentiment de mal-être. Il ne se sent pas intégré à la société, pas comme les autres, un peu à part, à côté. Ce n’est pas qu’il ne veux pas, il “est” comme ça. C’est tout. Son drame, c’est de s’en rendre compte sans doute.
Une certaine asocialité me semble toujours la chose la plus normale au monde, c'est même une bonne chose d'avoir des problèmes avec la société. Je ne veux pas être totalement intégré, mais je ne veux pas non plus être désintégré.
C’est aussi plus compliqué que ça. Son drame, c’est qu’il a le sentiment d’avoir l’esprit toujours occupé, de se poser sans doute trop de questions, de ne pas savoir s’arrêter, mettre en pause son cerveau, s’accorder un répit. Il l’exprime parfaitement par la suite, quand il analyse les changements qu’ont déclenché, chez lui, sa prise d’anti-dépresseurs.
Avant, il était empêché de vivre par toutes les questions, tous les principes qui s'enchevêtraient dans son esprit. Par exemple, il vérifiait la provenance de tous les vêtements qu'il achetait pour ne pas participer à l'exploitation des enfants dans les usines asiatiques de Nike et des autres multinationales. Comme la publicité était une atteinte à la liberté, un coup d'État sur le consommateur, son imaginaire et son inconscient, il avait constitué un cahier avec le nom de toutes les marques et de tous les produits qui participaient à cette guerre psychologique, et les écartait de son cabas. De même, il tenait un registre de toutes les entreprises qui investissaient dans des activités moralement condamnables, polluantes, dans des pays non démocratique, ou qui licenciaient quand leurs bénéfices grimpaient. Il n'achetait pas non plus de nourriture chimique, pas d'aliments contenant des conservateurs, des colorants, des antioxydants et, quand ses moyens le lui permettaient, il préférait acheter des produits issus de l'agriculture biologique. Ce n'est pas tant qu'il était écologiste, pacifiste, internationalisez, simplement il faisait ce que parce que sa conscience trouvait juste ; son comportement dans la vie était le fruit d'idées morales, plus que de convictions politiques.
Je n’étais pas malheureux il y a 20 ans… Je ne le suis certes pas aujourd’hui… Mais j’avais déjà ce sentiment d’avoir souvent le cerveau en ébullition, de me poser beaucoup de questions, trop de questions ou, dans tous les cas, sans doute plus de questions que les autres. Et ce sentiment, je l’ai toujours… J’ai évolué, j’ai changé, j’ai mûri, j’ai connu beaucoup de gens, avec lesquels j’ai partagé beaucoup, échangé plus encore. Ils m’ont fait grandir. J’ai eu des enfants. Eux-aussi m’ont fait grandir, mûrir, me questionner, me remettre en questions… Mais je me sens toujours aussi proche d’Antoine, je me projette toujours parfaitement dans ce qu’il ressent, ce qu’il exprime (mais pas forcément ses tentatives pour devenir stupide ;^)).
Il parle des ses habitudes d’achat, de sa volonté de consommer local, éthique. Il y a 20 ans, j’avais déjà cette envie, même si c’était encore compliqué… Aujourd’hui, on peut plus facilement le faire. Oh, on apparaît toujours comme un dangereux idéaliste, voir comme un bobo gauchiste… mais on peut s’habiller local, on peut faire ce choix. On peut ne pas céder à la fast-fashion, et on peut même considérer cela comme un investissement : moins de vêtements, mais plus durables. On s’y retrouve. Les premières entreprises où j’achetais des t-shirts made in France et des vêtement éthiques ont fermé, elles avaient eu raison trop tôt, trop tôt pour être rentables… mais de nouvelles entreprises, locales et éthiques, les ont remplacées et nous avons maintenant une offre de plus en plus étoffée, une filière de plus en plus structurée. Au moment où j’écris ces lignes, je ne porte que des vêtements réalisés en France. Et pas des vêtements d’entreprises qui marketent leurs green-washing, pas de pseudo made in France pour surfer sur cette tendance, non. Des entreprises en qui j’ai confiance. Je ne fais pas, comme Antoine, de liste des entreprise à qui je ne veux pas acheter leurs produits, mais j’ai en tête une liste des entreprises auxquelles je suis fidèle et en qui j’ai confiance.
Il compare le marketing et la publicité à une guerre psychologique… et je suis assez d’accord avec lui. Je m’efforce d’ignorer la publicité, je ne regarde pas la télé, je surveille mes traces, je les camoufle sur internet pour ne pas être dénoncé, enfermé, agressé… Je suis soucieux de ma vie privée. De plus en plus soucieux, mais de plus en plus armé pour la protéger aussi. Je veux continuer à croire possible une société plus justes, des modèles économiques plus vertueux, une relation plus équilibré. On peut être consommateur et citoyen. On peut même accepter un certain niveau de marketing, mais si on a confiance, si c’est un échange, si c’est vertueux. Si on s’y retrouve et si la société s’y retrouve.
Il dénonce pêle-mêle le manque d’éthique, la pollution, les atteintes à la démocratie, les comportements de voyous de certaines entreprises, la folie d’une vision industrielle de l’agroalimentaire. J’étais déjà soucieux, voici 20 ans, de ces sujets sans avoir développé une prise de conscience aussi claire qu’aujourd’hui. Je sentais que c’était ce qu’il fallait faire, ce que je devais faire… sans pour autant bien connaître le sujet, sans bien le comprendre. Aujourd’hui, je le maîtrise mieux, je suis même devenu un éco-anxieux, mais c’est justement parce que je les maîtrise mieux. Je m’informe, je connais mon empreinte carbone, je m’efforce de la faire baisser, je connais mes contradictions, et je fais mes choix pour dépasser celles qui peuvent me permettre d’être toujours plus en adéquation avec mes valeurs. Nous ne sommes pas une majorité, mais je ne suis pas seuls. Je suis un grand idéaliste, mais, là aussi, je crois qu’un autre monde est possible.
J’ai toujours essayé de ne pas faire la morale aux autres, mais j’ai toujours été guidé par l’envie de devenir, d’être, quelqu’un de bien. Mes principes se sont affinés, mes opinions se sont affirmées… mais le quadra que je suis reste fidèle, je pense, au jeune homme que j’étais quand j’ai lu « Comment je suis devenu stupide » pour la première fois.
Une dernière citation que j’avais complètement oubliée, qui ne m’avait sans doute pas marqué outre mesure lors de ma première lecture mais qui, aujourd’hui, touche à une corde sensible. Antoine rencontre Clémence, fantastique Clémence, elle assume juger ses semblables car la société la juge, elle. Antoine ne comprends pas immédiatement, il demande un exemple, et Clémence en fournit un particulièrement éclairant.
Ça, c'est un bon exemple, les voitures. Je ne peux pas faire de vélo, marcher où je veux, profiter de la ville : les voitures condamnent ma liberté. Et elles puent, elles sont dangereuses...
Je suis d'accord. Les voitures sont une calamité.
Il y a 20 ans, je n’avais pas le permis… mais c’était parce que j’étais citadin, que je n’avais eu ni le temps, ni l’envie de le passer. C’était que, déjà à l’époque, je n’avais aucun affect pour les bagnoles. Je n’avais pas le permis mais je n’étais pas opposé aux voitures, je me contentait de ne pas me sentir concerné. 20 ans après, je n’ai toujours pas ce fameux permis… et je crois bien que je ne l’aurais jamais car j’ai développé une conscience écologique, et une conscience sociétale. J’ai choisi une ville, et une vie, adapté à ces prises de conscience. Je suis aujourd’hui persuadé que cette société de la bagnole qu’on a construit est une impasse. Comme Clémence, je ressent de plus en plus cela comme une agression. Les voitures ne sont pas une liberté, elle condamnent ma liberté, elle font peser un risque sur ma planète, sur son futur, sur celui de mes enfants. Nous avons désespérément besoin, non pas de voitures électriques, qui sont tout sauf une solution, mais de propositions d’une ville désirable, de mobilités douces, de transports alternatifs. Nous avons besoins de soucieux urbanistes et de pensifs penseurs. Nous avons besoin d’idéalistes et de cyclistes, de trains aussi massivement subventionnés qu’on subventionne les énergies fossiles, de transports nombreux, modernes, écologiques, d’un réseau dense. Nous avons besoin de changer les mentalités, d’imaginer un nouveau paradigme. On peut, et on doit, le faire.
Bref, pour conclure… je suis de plus en plus sûr de qui je suis, de ce en quoi je crois, de celui que je veux devenir. Je ne veux pas devenir stupide, non. Je veux resté éveillé, je veux apprendre à me connaître, à m’accepter, apprendre à me gérer. Ce livre me parle toujours autant. Au sens littéral : il me parle. Il est ce que j’étais, ce que je suis encore en bonne parti et c’est cette prise de conscience qui fait de moi qui je suis et qui me donne foi en l’avenir, pour devenir l’homme que je veux être. Juste quelqu’un de bien.
Et aussi ce livre est très drôle… donc même si vous êtes moins torturés que moi, moins compliqué que moi, je vous le souhaite, je vous encourage à le lire. Pour ma part, je continuerait de l’offrir. C’est toujours compliqué, et risqué, d’offrir un livre à un ami… mais c’est aussi parfois nécessaire et souvent gratifiant.