L’autrice revient sur les 18 années, ses premières années, qu’elle a passé dans la ferme d’élevage familiale. C’est un retour sur des souvenirs, une atmosphère, un lieu, un rapport spécifique au travail et surtout une tendance au non dit, au conformisme. Et c’est peut-être le thème du recueil qui m’a paru le plus intéressant / touchant : comment parler d’un milieu taiseux et qui a socialisé l’autrice à l’être ? Comment parvenir à parler, à dire cette enfance et adolescence et comment dire ce milieu ou le travail semble occuper tout l’espace et nourrir autant que se nourrir du non dit ?
Dire ce que la convenance voudrait taire pour rester dans le « bien comme il faut » : la naissance non désirée, le sort des autres animaux, à la fois central comme en hors champ, le remplacement d’agroécosystèmes laissant place à une certaine variété de vie par l’agriculture industriel, les maladies liées au métier.
« Les corps de ferme catholique tremblent
sous les secousses de l’inattendue
Il faut nettoyer, ordonner, habiller
marier les jeunes gens, baptiser l’enfant
Bien comme il faut sort sa faux »
L’importance de dire, de parler revêt d’autant plus d’importance, qu’une maladie est interprétée comme forme de somatisation autant que comme la conséquence banale de ce mode de vie :
« Moi qui avais pris l’habitude, cachottière de naissance,
de faire les choses par-derrière, me voici sommée
d’en faire toute une histoire »
Malgré l'éloignement (18 ans en dehors de la ferme, autant qu'en son sein), le corps reste marqué par la ferme, un corps de ferme.
Et l’influence du rapport à la langue d’un magnétiseur consulté semble se reconnaître ( ?) dans le recours à de nombreux « jeux de mots », ou plutôt décomposition de mots visant à en déplier le sens (Mélanome → « Mets-là nomme » par exemple) jusque là masqué par un usage usuel.
Ce thème de la parole et du soin, des souvenirs individuels, s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’industrialisation de l’agriculture française, du sort réservé aux animaux d’élevage et de ses conséquences sur les agriculteurices. À ce niveau le recueil prend un tour quasi documentaire : revenir sur son histoire pour pouvoir continuer à vivre mais aussi intégrer cette histoire et ses détails qui semblent si personnels, dans un cadre plus large et témoigner des deux inséparablement liés. Une expérience singulière qui en dit sur un milieu et une époque, chaque angle permettant de mieux saisir l’autre.
Sur la forme j’ai trouvé que cela passe beaucoup par une condensation de souvenirs et une juxtaposition les deux procédés ayant un certain pouvoir d’évocation. S’ajoute à ça des citations ou passages au style de texte techniques, journalistiques ou autres au ton neutre pour élargir la focale.
Le recours aux jeux de mots / dépliement de mots, même si je conçois leur importance dans le processus d’expression de l’autrice m’ont paru un peu trop nombreux, répétitifs. Mais peut-être cela fait-il aussi partie de l’exercice, non seulement d’écrire, mais de vivre : se rattacher à ce qui donne sens et à ce qui permet d’en donner.
Bref comme toujours je n’ai pas vraiment de critère pour mettre plus ou moins d’étoiles à une œuvre.
Même si ça ne me parle pas beaucoup (peut-être par manque d'expérience commune), j’apprécie le geste, le travail et le fait de le rendre public.
J’aurais aimé que la question du dire soit davantage explorée, de ce qu’il impose et ce qui l’impose (lol mon tour de faire des jeux de mots). J’aurais aussi aimé que la relation aux autres animaux soit davantage interrogée. Enfin même si le livre interroge cela tout du long, le rapport à un passé et un milieu quitté, j'aurais aimé que cela soit développé : comment on y reste lié, comment on en est séparé, comment lui rendre justice (notamment en refusant les non dits) ?
Mais cela relève du thématique et je conçois que ça ne ressorte pas tant dans le processus d’écriture et d’expression.